“Aujourd’hui, il faudrait des changements drastiques de comportement, or la tendance naturelle des politiques est de chercher à résoudre le problème immédiat en faisant des changements marginaux.”
Sophie Verney-Caillat | Rue89 21/06/2004
Dennis Meadows |
A
l’heure où la planète a rendez-vous
à Rio pour parler d’« économie verte », la voix de Dennis
Meadows mérite d’être écoutée. Environnementaliste américain, il était
chercheur au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et âgé de seulement
30 ans lorsqu’il a publié, avec ses collègues, en 1972, le rapport sur
« Les Limites de la croissance », à la demande du Club de Rome.
Au beau
milieu des Trente Glorieuses, ce texte devenu un best-seller créa un choc dans
le monde développé. Pour la première fois, d’éminents spécialistes des systèmes
complexes avaient modélisé l’humanité et son développement, et prévenaient que
des limites écologiques physiques viendraient freiner cette expansion.
Sa
réédition augmentée en français, quarante ans après (éditions Rue de
l’Echiquier), est saisissante car on s’aperçoit de la capacité de prédiction de
ces modèles.
Une
croissance soutenue ne peut être l’horizon de l’humanité, affirme-t-il encore
aujourd’hui. La crise financière en est pour lui le symptôme, de même que le
Printemps arabe. Entretien.
Pensez-vous être écouté par les dirigeants
actuels ou seulement par les écologistes convaincus ?
Dennis
Meadows : Je vois rarement mes propos faire changer des situations,
même s’il est vrai que beaucoup de gens viennent me voir avec un exemplaire de
mon livre de 1972 en me disant qu’il a « changé leur vie ». Les
actuels ministres de l’Environnement ont lu mon livre il y a quarante ans, et
ça les a influencés.
Aujourd’hui,
il faudrait des changements drastiques de comportement, or la tendance
naturelle des politiques est de chercher à résoudre le problème immédiat en
faisant des changements marginaux.
C’est
ce qu’on voit à Rio où convergent 50 000 personnes, sans aucune
utilité.
Vous conseillez aux gens de ne pas aller à
Rio ?
Je ne
dis pas ça. Mais la plupart des sujets importants discutés à Rio ont été
préparés en amont, les discussions constructives ont eu lieu avant. A Rio, vous
avez deux types de personnes :
• les représentants des
gouvernements, qui vont là bas pour être sûrs que rien n’arrive qui pourrait
compromettre leurs intérêts nationaux ;
• d’innombrables ONG,
ou des gens intéressés par le développement ou les ours polaires… Pour eux, Rio
est une opportunité de « réseauter », de rencontrer des gens.
Moi je
suis un scientifique, pas un politique, je n’ai rien à faire là-bas. Si j’étais
dans le milieu environnementaliste, je pense que je serais enchanté de passer
du bon temps à Rio. A ceux-là, je veux juste dire : n’imaginez pas que les
choses importantes se passent lors des réunions officielles.
Que
vont faire les gouvernements à Rio alors ?
Dès que
vous devez faire des déclarations communes à plus de cent pays, il n’y a rien
de simple. Ne croyez pas que de nouvelles politiques peuvent émerger de Rio.
Tout a été discuté en amont, il ne peut y avoir que des déclarations convenues.
Pensez-vous
que la crise actuelle peut pousser les gouvernants à agir pour l’environnement,
ou va au contraire les freiner ?
Nous
sommes face à un dilemme sérieux : la crise financière pousse les
politiques à avoir des perspectives de très, très court terme – ils doivent
éviter le naufrage des banques pour le mois prochain – alors que la
préservation de l’environnement exige des perspectives de très long terme.
C’est une spirale destructrice : plus nous agissons pour le court terme,
plus la crise de long terme s’aggrave.
Etes-vous
plus pessimiste qu’il y a quarante ans ?
Il y a
deux fois plus d’habitants qu’il y a quarante ans, et le niveau de vie a
augmenté, donc on met plus de pression sur la planète.
Le CO2 est
un bon exemple : tout le monde admet que les émissions doivent baisser
mais elles ne cessent de monter, et l’an dernier, elles ont été plus élevées
que jamais. Pourquoi ? Parce que personne ne veut faire de sacrifices de
court terme pour des bénéfices de long terme.
Avez-vous
souffert de la marginalisation après la publication de votre rapport en
1972 ? Et aujourd’hui encore ?
Au
début des années 70, des économistes ont essayé de discréditer mes analyses car
elles leur semblaient importantes. Maintenant, ils les ignorent simplement.
Mes
opposants ont tout fait pour détourner l’attention du message principal :
ils ont sorti du contexte mes données, ou tenté de dire que j’étais acheté par
des gens qui voulaient bâtir un gouvernement mondial (regardez sur le Web tout
ce qu’écrivent les conspirationnistes).
Désormais,
il y a des centaines de rapports qui confirment ce que je dis depuis quarante
ans.
Mais
pourquoi n’êtes-vous pas écouté si vous avez raison depuis quarante ans ?
Prenez
la Grèce, son niveau de vie est en train de baisser. Aux Etats-Unis, la classe
moyenne a vu son revenu diminuer depuis vingt ans, ce n’est pas de la fiction.
Supposons
que nous nageons, que je mets votre tête sous l’eau et je vous parle du
changement climatique : vous vous en fichez du climat, à court terme, vous
voulez juste respirer.
Pourquoi
estimez-vous que le « développement durable » n’est plus un bon concept ?
Il y a
plus de cent définitions de ce terme, et aucune ne fait autorité. La définition
la plus courante est : « Satisfaire nos besoins d’aujourd’hui sans
compromettre les possibilités des générations futures de faire face à leurs
propres besoins. » C’est fantaisiste. Comment donner aux gens plus
aujourd’hui sans compromettre demain ?
Ceux
qui utilisent le terme « développement durable » le font juste pour
justifier ce qu’ils vont faire de toute façon. La croissance verte, c’est juste
un moyen de justifier la croissance.
Allez
demander aux pauvres : ils vous diront que le développement durable, ça
veut dire que les riches vont réduire leur train de vie. Allez demander aux riches :
ils vous diront que ça veut dire que les pauvres vont arrêter de faire autant
d’enfants...
Regardez
Rio : quelle attention va être prêtée à la question de stabiliser la
population mondiale ? Aucune. Vous ne pouvez pas avoir une espèce humaine
durable si elle continue de croître à l’infini.
Certains
projettent, sur la base de modèles pas très fiables, que la population va se
stabiliser à neuf milliards, mais on est déjà à plus de sept ! Comment
imaginer que les riches vont continuer à avoir autant qu’aujourd’hui et que les
pauvres vont rattraper leur niveau de vie sans abîmer le système ? C’est
insensé.
Il n’y
a pas de preuve empirique que l’on peut découpler la croissance économique des
dégâts faits à la planète. On peut faire un peu moins de mal, mais pour avoir
une planète soutenable, il faut une croissance négative.
Vous me
faites penser à Tim Jackson, que nous avions
interviewé sur ce sujet. Mais lui préconise des investissements
massifs dans les énergies propres. Pas vous ?
Attention
aux résumés simplistes de ce qu’il dit. Bien sûr que c’est important, alors que
nous allons manquer de pétrole, d’investir dans les énergies renouvelables.
Mais on a besoin de plein d’autres choses : protéger les ressources en
eau, modifier l’agriculture... Les énergies renouvelables ne produisent que de
l’électricité, alors que nos principaux besoins en énergie concernent les
transports. On ne fait pas encore voler les avions à l’électricité que je
sache !
Vous
vous définissez comme « malthusien » ?
Ses
idées étaient valables : la population croît de manière exponentielle
tandis que la production de nourriture croît de manière linéaire. Disons que
l’Histoire ne lui a pas donné tort. Mais Malthus n’a pas décrit de solutions,
seulement des phénomènes, et puis c’était il y a 300 ans.
En
France, on a le mouvement de la décroissance. Vous revendiquez-vous de ce
bord-là ?
C’est
un terme horrible. Les idées sont bonnes, les perceptions de la réalité qui
amènent à vouloir décroître sont excellentes, mais le terme lui-même est un
suicide politique, il est totalement négatif.
J’ai
une amie japonaise qui veut démarrer un mouvement de décroissance, elle a
appelé cela le « centre du bonheur humain et des systèmes
alternatifs ». C’est exactement la même chose mais ça passe beaucoup
mieux !
Je suis
rarement aussi tranché dans mes jugements, mais là je suis absolument certain
qu’en tant que mouvement public, il ne pourra pas avoir d’influence s’il
utilise ce terme. Regardez Rio : tout est concentré autour de la
croissance, qui parle de la décroissance comme solution ? Personne !
C’est
peut-être incompatible avec la nature humaine d’imaginer revenir en arrière…
L’humanité
est sur cette planète depuis 300 000 ans et jusqu’à il y a cinquante
ou soixante ans, la croissance n’était pas un sujet. Aux XVIe, XVIIe, XVIIIesiècle,
vous naissiez dans une famille et vous espériez avoir le même niveau de vie que
vos parents, avoir le même statut social... La croissance est une idée très
récente !
Vous
écrivez que l’on a utilisé plus de 150% des ressources de la planète. Comment
faire comprendre cela aux gens ?
Ce ne
sont pas mes chiffres, ce sont ceux de Mathis
Wackernagel, le concepteur de l’empreinte écologique mondiale. Pour mieux
expliquer, je prends souvent l’exemple du compte en banque : vous avez
économisé beaucoup d’argent et votre compte est très plein, mais vous pouvez le
vider très vide. C’est ce qu’on fait : on épuise très vite les ressources,
par exemple fossiles, qu’on a mis des millénaires à accumuler.
A votre
avis, si l’humanité venait à changer, cela viendrait plutôt des pays du Nord ou
du Sud ?
La
situation actuelle me fait penser à « Tragedy
of the commons », un article devenu un classique. Dans les temps
anciens, il y avait au milieu du village un « common », un pâturage
pour tout le monde. Si chacun met ses vaches dessus, plus personne ne pourra
pâturer.
C’est
ce qui se passe avec l’empreinte écologique. Prenons les ressources
halieutiques : chaque pays peut devenir plus riche à court terme, mais
quand la ressource sera épuisée, plus personne ne sera riche.
Nous
sommes « addicts » à la croissance ; cela a-t-il une chance de
changer ? N’est-ce pas trop tard ?
En
théorie, ce n’est pas trop tard, mais en pratique si. Ce n’est pas la nature de
l’être humain de désirer toujours plus, mais c’est comme ça qu’il se comporte.
Nous avons bâti ce système économique basé sur la consommation sans limite,
avec la publicité qui vous donne envie de cela et la banque qui vous pousse à
emprunter et les gouvernants qui creusent la dette... Je ne pense pas que cela
va changer.
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