A l'occasion de la parution du Manifeste Négawatt "Réussir la transition énergétique" aux éditions (Actes Sud), Thierry Salomon, président de l'association Negawatt revient sur la nécessaire transition énergétique dans une société de sur-consommation tout azimut.
Quelles sont les caractéristiques du contexte
énergétique actuel ?
Thierry Salomon
Président de l'association Négawatt
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L'accident nucléaire de Fukushima a été un déclic ?
Le travail sur le scénario négawatt a démarré en août 2010,
neuf mois avant Fukushima, et nous sommes aujourd'hui dans la continuité des
idées que nous développons depuis notre premier scénario de 2003 : le
triptyque sobriété-efficacité-renouvelables, c'est ne pas compter sur la
science fiction d'énergies miraculeuses, c'est léguer aux générations à venir
autre chose que des coûts et des risques. Fukushima a confirmé qu'un risque
faible est assorti de conséquences énormes.
Quelle est l'originalité du concept négawatt ? D'où
vient-il ?
L'originalité de la démarche négawatt, c'est de nommer les
choses. Or, jusqu'à présent, on ne nommait pas les économies d'énergie. Dans
cette notion d'énergie, il y a avait un côté réducteur, voire grippe-sous, qui
ne reflète pas du tout l'image très positive qu'on peut se faire d'un travail
sur la sobriété et l'efficacité énergétiques. Notre idée, c'est de positiver
les négawatts, les rendre visibles, les quantifier, de façon à pouvoir mettre
la non consommation d'énergie au même niveau que la consommation d'énergie. Un
des inspirateurs en est Amory Lovins, qui a reçu le prix Nobel alternatif et
fondé le Rocky Mountain Institute. Le but est aussi de faire en sorte de
différencier le service énergétique et la consommation d'énergie. Autrement
dit, on peut absolument diminuer la consommation d'énergie sans que la qualité
du service diminue : elle peut même souvent s'accroître ! Le service
énergétique d'un habitat rénové, c'est le confort augmenté combiné à la
diminution de la consommation énergétique. Il y a ainsi découplage entre
consommation et service énergétique.
Vous citez, dans le Manifeste Négawatt, une belle phrase de
Rilke : « Il est tant de beauté dans tout ce qui commence ». Par
où commencer ?
Il faut commencer par une réforme institutionnelle
établissant de claires règles du jeu dans les calculs économiques. Elle est
actuellement faussée, par exemple elle prend très mal en compte les réelles
chaînes énergétiques ou les impacts environnementaux. Comme la règle du jeu est
biaisée, le jeu est bien sûr faussé. Nous proposons l'instauration d'une Haute
Autorité de la transition énergétique dotée de pouvoirs et de moyens, afin que
par exemple des coefficients très structurants des choix économiques ne soient
pas négociés à coup d'influence de lobbies, et qu'on revienne à la réalité
physique des chaînes énergétiques et à la prise en compte des impacts
environnementaux, sociaux et économiques. Bref que soient bien mieux pris en
compte ce qu'on appelle les externalités, positives ou négatives. Deuxième
point, il faut fixer la vision et le rythme de la transition, par une loi-cadre
sur l'énergie, qui donne une vraie visibilité aux citoyens, aux collectivités
et aux entrepreneurs pour éviter une situation de stop and go, ou pire
encore, le go and stop comme actuellement ! Cette loi-cadre doit être
courte, claire et définir les orientations pour les 5 à 10 ans à venir. Enfin,
il faut que les collectivités locales reprennent la main sur les réseaux, clefs
de la régulation de l'énergie entre production et consommation.
Quels sont les piliers de la vision négawatt ?
Il y a trois points forts. Le premier, c'est tout ce travail
sur la sobriété et l'efficacité, qui se traduit, par exemple, par un grand
programme de rénovation des bâtiments. Ce volet sobriété doit être traduit en
amont dans les plans d'urbanisme, dans la mobilité, dans l'occupation de
l'espace. Deuxième point fort : le basculement vers les renouvelables dans
tous les usages. Troisième point fort : la flexibilité des renouvelables
assurée grâce aux réseaux. Nous avons non pas un réseau, mais deux réseaux à
notre disposition : le réseau d'électricité et le réseau de gaz. Dans ce réseau
de gaz, actuellement importé à plus de 98 %, pourrait passer du gaz d'origine
renouvelable, produit par la méthanisation d'une part, et par la méthanation
d'autre part, à savoir du gaz de synthèse fabriqué à partir d'hydrogène et de
CO2 etdéjà expérimenté en Allemagne. Au terme de cette transition
énergétique, nous vivrons alors dans une société dont auront disparu les usages
extravagants, voire nuisibles, de l'énergie : c'est la priorité. Et nous
souhaitons travailler avec des acteurs d'horizons différents – sociologues,
urbanistes, artistes - afin de souligner la dimension transversale des usages
de l'énergie. L'étage de la sobriété, c'est l'étage de l'intelligence sociétale.
C'est le regard qu'on porte sur la façon de consommer l'énergie, fabriquer les
biens, les relations. A l'heure actuelle, en France, chacun de nous consomme 80
watts pour son propre métabolisme corporel, mais chacun de nous utilise en fait
l'équivalent de 7.000 watts en permanence quand on regarde toutes les
consommations d'énergie (habitat, transport, industrie ..). Le scénario
négawatt, c'est un retour à moins de 2.000 watts, d'énergies renouvelables. Ce
qui revient à réduire les usages à environ 40 % des consommations
d'aujourd'hui, pour un service énergétique rendu équivalent.
Les énergies renouvelables représentent la totalité de
l'approvisionnement électrique en 2050 dans le scénario négawatt. Est-ce
réaliste ?
La transition énergétique, en France, serait paradoxalement
plus facile que dans d'autres pays, car nous avons beaucoup d'énergies
renouvelables, et en quantité. Ce qui permet de multiplier les possibilités, de
bien irriguer le territoire et de mixer les énergies entre elles, selon leur variabilité
et selon les anticipations permettant la régulation du réseau, afin d'assurer
la continuité de l'approvisionnement. Le problème se situe plus du côté de la
puissance que du côté de l'énergie à produire. Exemple : les convecteurs
exigent une surpuissance électrique, qui induit des infrastructures
surdimensionnées. Mais si on élimine les chauffages électriques par effet
Joule, pour les substituer par une très bonne isolation et une autre source
d'énergie, on réduit par là même les contraintes : baisser la puissance
permet de gagner des marges de manœuvre sur le réseau. Mais la tradition
centralisatrice de l'Etat français a peur de perdre la maîtrise du réseau,
alors que les pays à culture plus territoriale comme l'Espagne, l'Allemagne, le
Danemark ont su initier leur transition énergétique. Et la sortie du nucléaire
continue à occulter le débat : on ne discute en France que d'électricité,
pas de mobilité, pas de services énergétiques, pas de production d'énergie
décentralisées sur nos territoires. Les énergies de flux sont insuffisamment
valorisées par rapport à des énergies de stock - comme le pétrole - qui sont en
diminution : il faut passer des énergies de stock aux énergies de flux. Ce
qui ne veut pas dire qu'il faut faire du tout-flux, mais avoir aussi des stocks
de régulation : le gaz d'origine renouvelable stocké ou l'hydraulique dans
un barrage peuvent servir à la régulation du système.
Quel est le coût de cette transition ? Comment la
financer ?
Sur les coûts, il faut se poser la question de la
comparaison, du périmètre et de la durée : à quelle échelle et pour
quelles générations ? Quel est le coût de l'inaction ? Quel sera le
coût des énergies renouvelables au moment de la mise en service de l'EPR ?
L'interrogation sur les coûts doit être dynamique dans l'espace et dans le
temps, car les infrastructures de l'énergie ont une innertie d'au moins deux
décennies ! Autre critère, celui de l'indépendance énergétique. Le
scénario négawatt garantit une indépendance énergétique à 90 % et procure aux
Français une sécurité inédite, alors qu'aujourd'hui nous vivons dans un état
d'insécurité énergétique complet, entre les aléas de l'approvisionnement, ce
qui va arriver en Iran, les oscillations du prix du baril, etc. Cette sécurité
énergétique va aussi permettre de stabiliser la structure du coût. Ce qui veut
dire que les français vont être beaucoup plus résilients face aux crises
énergétiques à venir.
La parution du Manifeste Négawatt. Réussir la transition
énergétique (Actes Sud) co-rédigé par Thierry Salomon, Marc Jedliczka et
Yves Marignac est le résultat de la mise en commun des connaissances d'une
vingtaine d'experts engagés dans la recherche d'un avenir énergétique
soutenable. La vision prospective qu'ils développent repose sur un triptyque fondateur -
la sobriété, l'efficacité énergétique et le recours aux énergies renouvelables
-, selon une approche transversale, multidimensionnelle et résiliente des
systèmes énergétiques de demain.
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