vendredi 1 juin 2012

“ On peut diminuer la consommation d'énergie sans que la qualité du service diminue ”

A l'occasion de la parution du Manifeste Négawatt "Réussir la transition énergétique" aux éditions (Actes Sud), Thierry Salomon, président de l'association Negawatt revient sur la nécessaire transition énergétique dans une société de sur-consommation tout azimut.

Par Agnès Sinaï  |    |  Actu-Environnement.com


Quelles sont les caractéristiques du contexte énergétique actuel ?

Thierry Salomon 
Président de l'association Négawatt
Thierry Salomon : Il me semble qu'il faut éviter une vision « monocarbonée » et aborder la crise de l'énergie dans ses trois dimensions qui sont la crise de l'effet de serre, la fin des fossiles faciles, c'est-à-dire la fin de l'accès à bas coût aux énergies fossiles, et le risque nucléaire qui est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Il faut engager la transition énergétique parce qu'on est aux limites du modèle, dans une société qui surconsomme, qui ne fait plus la distinction entre l'essentiel et l'accessoire. Il y a des kilowattheures vitaux, et il y en a d'autres qu'il faut réduire, voire éliminer. Le mot ébriété caractérise bien l'état dans lequel on est : un verre d'énergie ça va, trois verres d'énergie ça grise mais on s'approche de la gueule de bois. La situation énergétique qui nous caractérise, c'est que la bouteille est presque vide, on arrive aux limites, dont certaines sont déjà dépassées : la charge de l'atmosphère en gaz à effet de serre, le pic pétrolier, les terres cultivables. C'est dans les années 75-90 que ces limites ont été atteintes en termes d'empreinte écologique. On est maintenant dans une situation qui cumule 25 ans de dépassement de limites, avec le risque de franchir des seuils irréversibles.

L'accident nucléaire de Fukushima a été un déclic ?

Le travail sur le scénario négawatt a démarré en août 2010, neuf mois avant Fukushima, et nous sommes aujourd'hui dans la continuité des idées que nous développons depuis notre premier scénario de 2003 : le triptyque sobriété-efficacité-renouvelables, c'est ne pas compter sur la science fiction d'énergies miraculeuses, c'est léguer aux générations à venir autre chose que des coûts et des risques. Fukushima a confirmé qu'un risque faible est assorti de conséquences énormes.

Quelle est l'originalité du concept négawatt ? D'où vient-il ?

L'originalité de la démarche négawatt, c'est de nommer les choses. Or, jusqu'à présent, on ne nommait pas les économies d'énergie. Dans cette notion d'énergie, il y a avait un côté réducteur, voire grippe-sous, qui ne reflète pas du tout l'image très positive qu'on peut se faire d'un travail sur la sobriété et l'efficacité énergétiques. Notre idée, c'est de positiver les négawatts, les rendre visibles, les quantifier, de façon à pouvoir mettre la non consommation d'énergie au même niveau que la consommation d'énergie. Un des inspirateurs en est Amory Lovins, qui a reçu le prix Nobel alternatif et fondé le Rocky Mountain Institute. Le but est aussi de faire en sorte de différencier le service énergétique et la consommation d'énergie. Autrement dit, on peut absolument diminuer la consommation d'énergie sans que la qualité du service diminue : elle peut même souvent s'accroître ! Le service énergétique d'un habitat rénové, c'est le confort augmenté combiné à la diminution de la consommation énergétique. Il y a ainsi découplage entre consommation et service énergétique.

Vous citez, dans le Manifeste Négawatt, une belle phrase de Rilke : « Il est tant de beauté dans tout ce qui commence ». Par où commencer ?

Il faut commencer par une réforme institutionnelle établissant de claires règles du jeu dans les calculs économiques. Elle est actuellement faussée, par exemple elle prend très mal en compte les réelles chaînes énergétiques ou les impacts environnementaux. Comme la règle du jeu est biaisée, le jeu est bien sûr faussé. Nous proposons l'instauration d'une Haute Autorité de la transition énergétique dotée de pouvoirs et de moyens, afin que par exemple des coefficients très structurants des choix économiques ne soient pas négociés à coup d'influence de lobbies, et qu'on revienne à la réalité physique des chaînes énergétiques et à la prise en compte des impacts environnementaux, sociaux et économiques. Bref que soient bien mieux pris en compte ce qu'on appelle les externalités, positives ou négatives. Deuxième point, il faut fixer la vision et le rythme de la transition, par une loi-cadre sur l'énergie, qui donne une vraie visibilité aux citoyens, aux collectivités et aux entrepreneurs pour éviter une situation de stop and go, ou pire encore, le go and stop comme actuellement ! Cette loi-cadre doit être courte, claire et définir les orientations pour les 5 à 10 ans à venir. Enfin, il faut que les collectivités locales reprennent la main sur les réseaux, clefs de la régulation de l'énergie entre production et consommation.

Quels sont les piliers de la vision négawatt ?

Il y a trois points forts. Le premier, c'est tout ce travail sur la sobriété et l'efficacité, qui se traduit, par exemple, par un grand programme de rénovation des bâtiments. Ce volet sobriété doit être traduit en amont dans les plans d'urbanisme, dans la mobilité, dans l'occupation de l'espace. Deuxième point fort : le basculement vers les renouvelables dans tous les usages. Troisième point fort : la flexibilité des renouvelables assurée grâce aux réseaux. Nous avons non pas un réseau, mais deux réseaux à notre disposition : le réseau d'électricité et le réseau de gaz. Dans ce réseau de gaz, actuellement importé à plus de 98 %, pourrait passer du gaz d'origine renouvelable, produit par la méthanisation d'une part, et par la méthanation d'autre part, à savoir du gaz de synthèse fabriqué à partir d'hydrogène et de CO2 etdéjà expérimenté en Allemagne. Au terme de cette transition énergétique, nous vivrons alors dans une société dont auront disparu les usages extravagants, voire nuisibles, de l'énergie : c'est la priorité. Et nous souhaitons travailler avec des acteurs d'horizons différents – sociologues, urbanistes, artistes - afin de souligner la dimension transversale des usages de l'énergie. L'étage de la sobriété, c'est l'étage de l'intelligence sociétale. C'est le regard qu'on porte sur la façon de consommer l'énergie, fabriquer les biens, les relations. A l'heure actuelle, en France, chacun de nous consomme 80 watts pour son propre métabolisme corporel, mais chacun de nous utilise en fait l'équivalent de 7.000 watts en permanence quand on regarde toutes les consommations d'énergie (habitat, transport, industrie ..). Le scénario négawatt, c'est un retour à moins de 2.000 watts, d'énergies renouvelables. Ce qui revient à réduire les usages à environ 40 % des consommations d'aujourd'hui, pour un service énergétique rendu équivalent.

Les énergies renouvelables représentent la totalité de l'approvisionnement électrique en 2050 dans le scénario négawatt. Est-ce réaliste ?

La transition énergétique, en France, serait paradoxalement plus facile que dans d'autres pays, car nous avons beaucoup d'énergies renouvelables, et en quantité. Ce qui permet de multiplier les possibilités, de bien irriguer le territoire et de mixer les énergies entre elles, selon leur variabilité et selon les anticipations permettant la régulation du réseau, afin d'assurer la continuité de l'approvisionnement. Le problème se situe plus du côté de la puissance que du côté de l'énergie à produire. Exemple : les convecteurs exigent une surpuissance électrique, qui induit des infrastructures surdimensionnées. Mais si on élimine les chauffages électriques par effet Joule, pour les substituer par une très bonne isolation et une autre source d'énergie, on réduit par là même les contraintes : baisser la puissance permet de gagner des marges de manœuvre sur le réseau. Mais la tradition centralisatrice de l'Etat français a peur de perdre la maîtrise du réseau, alors que les pays à culture plus territoriale comme l'Espagne, l'Allemagne, le Danemark ont su initier leur transition énergétique. Et la sortie du nucléaire continue à occulter le débat : on ne discute en France que d'électricité, pas de mobilité, pas de services énergétiques, pas de production d'énergie décentralisées sur nos territoires. Les énergies de flux sont insuffisamment valorisées par rapport à des énergies de stock - comme le pétrole - qui sont en diminution : il faut passer des énergies de stock aux énergies de flux. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut faire du tout-flux, mais avoir aussi des stocks de régulation : le gaz d'origine renouvelable stocké ou l'hydraulique dans un barrage peuvent servir à la régulation du système.

Quel est le coût de cette transition ? Comment la financer ?

Sur les coûts, il faut se poser la question de la comparaison, du périmètre et de la durée : à quelle échelle et pour quelles générations ? Quel est le coût de l'inaction ? Quel sera le coût des énergies renouvelables au moment de la mise en service de l'EPR ? L'interrogation sur les coûts doit être dynamique dans l'espace et dans le temps, car les infrastructures de l'énergie ont une innertie d'au moins deux décennies ! Autre critère, celui de l'indépendance énergétique. Le scénario négawatt garantit une indépendance énergétique à 90 % et procure aux Français une sécurité inédite, alors qu'aujourd'hui nous vivons dans un état d'insécurité énergétique complet, entre les aléas de l'approvisionnement, ce qui va arriver en Iran, les oscillations du prix du baril, etc. Cette sécurité énergétique va aussi permettre de stabiliser la structure du coût. Ce qui veut dire que les français vont être beaucoup plus résilients face aux crises énergétiques à venir.

La parution du Manifeste Négawatt. Réussir la transition énergétique (Actes Sud) co-rédigé par Thierry Salomon, Marc Jedliczka et Yves Marignac est le résultat de la mise en commun des connaissances d'une vingtaine d'experts engagés dans la recherche d'un avenir énergétique soutenable. La vision prospective qu'ils développent repose sur un triptyque fondateur - la sobriété, l'efficacité énergétique et le recours aux énergies renouvelables -, selon une approche transversale, multidimensionnelle et résiliente des systèmes énergétiques de demain.

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