“ Nous sommes, j’en suis convaincu, à la veille d’un tournant historique vers un climax de l’économie mondiale ”
Sophie Verney-Caillat | Rue89 06/05/2011
Jeremy Rifkin |
• en 1977 dans « Who should
play God ? », il prévenait des dangers des manipulations
génétiques rendues possibles par la découverte de l’ADN ;
• en 1993 dans « Beyond
beef », il dénonçait l’effet dévastateur pour la santé et pour
l’environnement de la surconsommation
de bœuf ;
• en 1995, dans « La Fin du
travail » (préfacé par Michel Rocard dans sa version
française), il annonçait la destruction de l’emploi stable par les
nouvelles technologies.
Venu à Paris pour parler de l’émergence d’une nouvelle
civilisation, Jeremy Rifkin, conseiller de la gauche américaine et européenne,
a cet art d’annoncer les catastrophes à coup de données précises et de sourires
malicieux. Devant les journalistes qu’il reçoit à la queue leu leu dans un
grand hôtel parisien, il reprend l’histoire de l’humanité à peu près au début.
Pour faire simple, sa thèse est la suivante :
« Nous sommes, j’en suis convaincu, à la veille d’un
tournant historique vers un climax de l’économie mondiale - son passage à un
état autostabilisant - et vers un repositionnement fondamental de la vie
humaine sur la planète. L’âge de la raison s’efface, place à l’âge de
l’empathie. »
« Un monde qui se mondialise est en train de créer
un nouveau cosmopolitisme, dont les identités et les affiliations multiples
couvrent toute la planète. Les cosmopolites sont l’avant-garde, si l’on veut,
d’une conscience biosphérique naissante. »
« Il y a une autre histoire possible »
On peut être convaincu ou pas quand il nous cite en
exemple Neda,
la manifestante iranienne devenue icône, les images d’un tsunami soulevant
en quelques heures une vague de peine et de solidarité, ou l’empathie pour les
ours polaires sur la banquise fondante. Quand Rifkin a vu passer le
« tremblement de terre » financier de l’été 2008, il a annoncé qu’il
y aurait des « répliques ».
Spectateur placide de la volonté de puissance sans
limite, il chuchote, presque amusé, que « l’on continue de sous-estimer la
vitesse à laquelle on va disparaître, ça fait peur ». Ainsi, le « peak
oil », c’est-à-dire le moment où la production de pétrole atteint son
maximum, s’est passé en 2006 selon l’Agence internationale de l’énergie,
et non en 2035 comme annoncé par les géologues.
Pendant 35 ans, dit-il, il a médité la phrase de
Hegel : « L’histoire du monde n’est pas le lieu de la
félicité. »
Puis il s’est dit :
« Il y a une autre histoire possible : quand de
nouveaux régimes émergent, qu’une révolution de la communication se combine à
une révolution de l’énergie, tout change et l’empathie apparaît. C’est arrivé
quelques fois dans l’histoire, c’est le moment où s’ouvre un nouveau
chapitre. »
L’empathie, on la retrouve dans les « révolutions
arabes » :
« Les révolutionnaires en Tunisie ou en Egypte, leur
modèle ce n’est pas Ben Laden,
mais Gandhi et Martin Luther King. Ce qu’ils veulent c’est un monde ouvert et
transparent, pas un monde fermé et sectaire. En ça, la mort de Ben Laden est
anachronique. Comme en 1848 ou en 1968, on ne sait pas si cela finira bien
mais c’est une révolution culturelle. »
« Pourquoi continuer à investir dans le
nucléaire ? »
Qu’Internet bouleverse
les individus au point de faire l’histoire, c’est établi. Mais comprendre
« la révolution de l’énergie » dont parle Rifkin est moins évident.
La « troisième révolution industrielle » consiste à ce que chacun
devienne producteur d’énergie. Rifkin est persuadé que « l’immeuble de
l’avenir sera une centrale électrique ». Des immeubles de bureaux à énergie positive sont déjà construits, y
compris en France, mais marginalement.
Au lendemain de Fukushima, le nucléaire est
certes débattu mais pas
vraiment remis en cause, en tout cas pas en France. Rifkin explique nos
particularités :
« La France a une culture très centralisée. Je
comprends que de Gaulle ait voulu le nucléaire au nom de l’indépendance, après
la guerre, mais aujourd’hui, il faut reconnaître que la technologie n’est pas
satisfaisante :
• les 437 réacteurs du monde produisent seulement 6%
de l’énergie mondiale. Si l’on voulait que cette technologie ait un impact sur
le réchauffement climatique, il faudrait que 20% de l’énergie mondiale soit
issue du nucléaire... personne ne pense que ça va arriver !
• Sans compter qu’on ne sait toujours pas quoi faire des
déchets, et qu’on va manquer d’uranium d’ici 2025-2035 ;
• et, encore plus important, il faut vous le dire les
gars : vous n’avez pas assez d’eau ! Il en faut énormément pour
refroidir les réacteurs des centrales.
Alors moi je dis, vu que le nucléaire ne crée pas
d’emploi et rend possible des irradiations, pourquoi continuer à investir dans
une telle énergie ? »
« Où voulons-nous être dans vingt ans ? »
Il en est convaincu, c’est la jeune génération, celle née
en 2000, qui « ne voudra pas vivre dans un monde entouré de centrales
nucléaires du XXe siècle. C’est une blague ! Ça n’arrivera pas »,
professe Rifkin, même s’il admet que « la transition ne se fera pas en un
jour ».
Aux politiques, il rappelle que la question qu’ils
doivent se poser c’est :
« Où voulons-nous être dans vingt ans ? Dans le
vieux ou le nouveau monde ? »
Dans ce message que nous lui avons demandé d’adresser aux
riverains de Rue89, il parle aux jeunes, ceux qui vivent déjà dans la
révolution des communications et devront accomplir celle de l’énergie. Il leur
dit :
« Partageons l’énergie comme nous partageons
l’information. »
Mais concrètement, comment partage-t-on cette
énergie ? Il explique dans son livre que « la transition des énergies
élitistes (fossiles ou fondées sur l’uranium) aux énergies renouvelables
distribuées » fait passer le monde de la « géopolitique »
caractéristique du XXe siècle à la « politique de la biosphère » du
XXIe.
Si les politiques le décident, il sera bientôt possible
de partager l’électricité en « pair à pair » sur des réseaux
intelligents, exactement comme la musique. Et grâce à l’hydrogène, on va
pouvoir stocker l’énergie et remédier au principal défaut des renouvelables,
leur intermittence.
Quand chacun devient producteur de ce qu’on appelle la
« production distribuée », des centaines de millions de personnes
auront « de la puissance », ce qui engendrera d’énormes conséquences
pour la vie sociale :
« Revoir le modèle du marché et le modèle social
pour les adapter à une troisième révolution industrielle distribuée et
coopérative va être la tâche politique urgente du prochaine demi-siècle,
pendant la transition des Etats vers le nouveau rêve : la création d’une
société de la qualité de vie dans un monde biosphérique. »
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