Interview - La croissance perpétuelle
est-elle possible dans un monde fini ? Il y a quarante ans déjà, Dennis Meadows
et ses acolytes répondaient par la négative. Aujourd'hui, le chercheur lit dans
la crise les premiers signes d'un effondrement du système.
TERRAECO 29-05-2012
Dennis Meadows |
En 1972, dans un rapport commandé par le Club de Rome, des
chercheurs de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) publient un
rapport intitulé « Les limites de la croissance ». Leur idée est
simple : la croissance infinie dans un monde aux ressources limitées est
impossible. Aussi, si les hommes ne mettent pas fin à leur quête de croissance
eux-mêmes, la nature le fera-t-elle pour eux, sans prendre de gants.
En 2004, le texte est, pour la deuxième fois, remis à jour. Sa
version française vient – enfin – d’être publiée aux éditions de l’Echiquier.
En visite à Paris pour présenter l’ouvrage, Dennis Meadows, l’un des auteurs
principaux, revient sur la pertinence de projections vieilles de quarante ans
et commente la crise de la zone euro, la raréfaction des ressources et le
changement climatique, premiers symptômes, selon lui, d’un effondrement du
système.
Dennis Meadows : A l’époque, on disait qu’on avait encore devant nous quarante ans de croissance globale. C’est ce que montrait notre scénario. Nous disions aussi que si nous ne changions rien, le système allait s’effondrer. Pourtant, dans les années 1970, la plupart des gens estimait que la croissance ne s’arrêterait jamais.
C’est aujourd’hui que nous entrons dans cette période d’arrêt de
la croissance. Tous les signes le montrent. Le changement climatique, la
dislocation de la zone euro, la pénurie d’essence, les problèmes alimentaires
sont les symptômes d’un système qui s’arrête. C’est crucial de comprendre qu’il
ne s’agit pas de problèmes mais bien de symptômes. Si vous avez un cancer, vous
pouvez avoir mal à la tête ou de la fièvre mais vous ne vous imaginez pas que
si vous prenez de l’aspirine pour éliminer la fièvre, le cancer disparaîtra.
Les gens traitent ces questions comme s’il s’agissait de problèmes qu’il suffit
de résoudre pour que tout aille bien. Mais en réalité, si vous résolvez le problème
à un endroit, la pression va se déplacer ailleurs. Et le changement ne passera
pas par la technologie mais par des modifications sociales et culturelles.
Comment amorcer ce changement ?
Il faut changer notre manière de mesurer les valeurs. Il faut
par exemple distinguer la croissance physique et de la croissance non physique,
c’est-à-dire la croissance quantitative et la croissance qualitative. Quand
vous avez un enfant, vous vous réjouissez, au départ, qu’il grandisse et se
développe physiquement. Mais si a l’âge de 18 ou 20 ans il continuait à
grandir, vous vous inquiéteriez et vous le cacheriez. Quand sa croissance
physique est terminée, vous voulez en fait de la croissance qualitative. Vous
voulez qu’il se développe intellectuellement, culturellement.
Malheureusement, les hommes politiques n’agissent pas comme
s’ils comprenaient la différence entre croissance quantitative et qualitative,
celle qui passerait par l’amélioration du système éducatif, la création de
meilleurs médias, de clubs pour que les gens se rencontrent… Ils poussent
automatiquement le bouton de la croissance quantitative. C’est pourtant un
mythe de croire que celle-ci va résoudre le problème de la zone euro, de la
pauvreté, de l’environnement… La croissance physique ne fait aucune de ces
choses-là.
Pourquoi les hommes politiques s’entêtent-ils dans cette voie ?
Vous buvez du café ? Et pourtant vous savez que ce n’est
pas bon pour vous. Mais vous persistez parce que vous avez une addiction au
café. Les politiques sont accros à la croissance. L’addiction, c’est faire
quelque chose de dommageable mais qui fait apparaître les choses sous un jour
meilleur à courte échéance. La croissance, les pesticides, les énergies
fossiles, l’énergie bon marché, nous sommes accros à tout cela. Pourtant, nous
savons que c’est mauvais, et la plupart des hommes politiques aussi.
Ils continuent néanmoins à dire que la croissance va résoudre la crise. Vous pensez qu’ils ne croient pas en ce qu’ils disent ?
Prenons l’exemple des actions en Bourse. Auparavant, on achetait
des parts dans une compagnie parce qu’on pensait que c’était une bonne
entreprise, qu’elle allait grandir et faire du profit. Maintenant, on le fait
parce qu’on pense que d’autres personnes vont le penser et qu’on pourra
revendre plus tard ces actions et faire une plus-value. Je pense que les
politiciens sont un peu comme ça. Ils ne pensent pas vraiment que cette chose
appelée croissance va résoudre le problème mais ils croient que le reste des
gens le pensent. Les Japonais ont un dicton qui dit : « Si votre seul outil est un
marteau, tout ressemble à un clou. » Si
vous allez voir un chirurgien avec un problème, il va vous répondre
« chirurgie », un psychiatre « psychanalyse », un
économiste « croissance ». Ce sont les seuls outils dont ils
disposent. Les gens veulent être utiles, ils ont un outil, ils imaginent donc
que leur outil est utile.
Pensez-vous que pour changer ce genre de comportements, utiliser de nouveaux indicateurs de développement est une bonne manière de procéder ?
Oui, ça pourrait être utile. Mais est-ce ça qui résoudra le
problème ? Non.
Mais qu’est-ce qui résoudra le problème alors ?
Rien. La plupart des problèmes, nous ne les résolvons pas. Nous
n’avons pas résolu le problème des guerres, nous n’avons pas résolu le problème
de la démographie. En revanche, le problème se résoudra de lui-même parce que
vous ne pouvez pas avoir une croissance physique infinie sur une planète finie.
Donc la croissance va s’arrêter. Les crises et les catastrophes sont des moyens
pour la nature de stopper la croissance. Nous aurions pu l’arrêter avant, nous
ne l’avons pas fait donc la nature va s’en charger. Le changement climatique
est un bon moyen de stopper la croissance. La rareté des ressources est un
autre bon moyen. La pénurie de nourriture aussi. Quand je dis
« bon », je ne veux pas dire bon éthiquement ou moralement mais
efficace. Ça marchera.
Mais y-a-t-il une place pour l’action ? La nature va-t-elle corriger les choses de toute façon ?
En 1972, nous étions en dessous de la capacité maximum de la
Terre à supporter nos activités, à 85% environ. Aujourd’hui, nous sommes à
150%. Quand vous êtes en dessous du seuil critique, c’est une chose de stopper
les choses. Quand vous êtes au-delà, c’en est une autre de revenir en arrière.
Donc oui, la nature va corriger les choses. Malgré tout, à chaque moment, vous
pouvez rendre les choses meilleures qu’elles n’auraient été autrement. Nous
n’avons plus la possibilité d’éviter le changement climatique mais nous pouvons
l’atténuer en agissant maintenant. En réduisant les émissions de CO2,
l’utilisation d’énergie fossile dans le secteur agricole, en créant des
voitures plus efficientes... Ces choses ne résoudront pas le problème mais il y
a de gros et de petits effondrements. Je préfère les petits.
Vous parlez souvent de « résilience ». De quoi s’agit-il exactement ?
La résilience est un moyen de construire le système pour que,
lorsque les chocs arrivent, vous puissiez continuer à fonctionner, vous ne vous
effondriez pas complètement. J’ai déjà pensé à six manières d’améliorer la
résilience. La première est de construire « des tampons ». Par
exemple, vous faites un stock de nourriture dans votre cave : du riz, du
lait en poudre, des bocaux de beurre de cacahuète… En cas de pénurie de
nourriture, vous pouvez tenir plusieurs semaines. A l’échelle d’un pays, c’est
par exemple l’Autriche qui construit de plus gros réservoirs au cas où la
Russie fermerait l’approvisionnement en gaz. Deuxième chose : l’efficacité.
Vous obtenez plus avec moins d’énergie, c’est ce qui se passe avec une voiture
hybride par exemple… ou bien vous choisissez de discuter dans un café avec des
amis plutôt que de faire une balade en voiture. En terme de quantité de bonheur
par gallon d’essence dépensé, c’est plus efficace. Troisième chose :
ériger des barrières pour protéger des chocs. Ce sont les digues à Fukushima
par exemple. Quatrième outil : le « réseautage » qui vous rend
moins dépendant des marchés. Au lieu d’employer une baby-sitter, vous demandez
à votre voisin de garder vos enfants et en échange vous vous occupez de sa
plomberie. Il y a aussi la surveillance qui permet d’avoir une meilleure
information sur ce qu’il se passe. Enfin, la redondance qui consiste à élaborer
deux systèmes pour remplir la même fonction, pour être prêt le jour où l’un des
deux systèmes aura une faille. Ces six méthodes accroissent la résilience. Mais
la résilience coûte de l’argent et ne donne pas de résultats immédiats. C’est
pour cela que nous ne le faisons pas.
Si l’on en croit un schéma de votre livre, nous sommes presque arrivés au point d’effondrement. Et nous entrons aujourd’hui, selon vous, dans une période très périlleuse…
Je pense que nous allons voir plus de changement dans les vingt
ans à venir que dans les cent dernières années. Il y aura des changements
sociaux, économiques et politiques. Soyons clairs, la démocratie en Europe est
menacée. Le chaos de la zone euro a le potentiel de mettre au pouvoir des
régimes autoritaires.
Pourquoi ?
L’humanité obéit à une loi fondamentale : si les gens
doivent choisir entre l’ordre et la liberté, ils choisissent l’ordre. C’est un
fait qui n’arrête pas de se répéter dans l’histoire. L’Europe entre dans une
période de désordre qui va mécontenter certaines personnes. Et vous allez avoir
des gens qui vont vous dire : « Je
peux garantir l’ordre, si vous me donnez le pouvoir. » L’extrémisme est une solution de
court terme aux problèmes. Un des grands présidents des Etats-Unis a dit : « Le prix de la liberté est la vigilance éternelle. » Si on ne fait pas attention, si on
prend la liberté pour acquise, on la perd.
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