Par GÉRARD LEFORT | Libération | CRITIQUE | 25 mai 2012
Avec «Cosmopolis», David Cronenberg embauche le vampire Robert Pattison dans une critique incandescente du capitalisme.
«Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie
envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout,
établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la
bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation
de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à
l’industrie sa base nationale.» Qui a écrit ces quelques lignes où il
suffit de transformer le mot bourgeoisie par capitalisme pour qu’elles soient
absolument d’actualité ? Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste
du parti communiste (1848). Cronenberg a-t-il réalisé un film marxiste ?
Il le suggère, citant lui-même (in dossier de presse) la première phrase
dudit manifeste : «Un spectre hante le monde…»
Éponge. Ce qui est régalant, c’est que Cosmopolis, en
regard du roman éponyme de Don DeLillo qui l’a inspiré, ouvre la même faille
spatiotemporelle : le livre de DeLillo était visionnaire, le film de
Cronenberg, d’actualité. Vingt-quatre heures dans la vie d’un spectre hantant
le monde, incarné par un jeune homme fantomatique, qui, autre effet de vertige,
fut vampire dans une autre vie de cinéma : Robert Pattinson (lire
page 20) de chez Twilight et désormais made in Cronenberg.
Transfert hautement réussi.
Pourtant, comme on dit, son rôle est écrasant puisqu’il est de tous les
plans et que le récit est accroché à la boutonnière de son physique d’éponge
imbibée de toutes les pulsions du personnage qu’il incarne : Eric Packer, jeune
(28 ans) milliardaire de la nouvelle économie. On ne le connaît pas, mais
on le reconnaît, clone de Mark Zuckerberg (Facebook) et enfant caché de Bill
Gates (Microsoft). Un prototype de nouveau monstre dans tous les cas. Qui vit
dans sa maison limousine, littéralement un mobile home, équipée du dernier
cri de la communication le liant au commerce virtuel et aux transactions en
ligne. Son souci du jour ? Une spéculation à plusieurs milliards de dollars sur
le yuan.
Plug. Cosmopolis est un film sur l’argent, abstraction bien
connue de tout un chacun (rien que la convention du papier-monnaie et des
cartes de crédit), mais qui, depuis le début du XXIe siècle, s’est
dématérialisée. Cronenberg réussit ce prodige de rendre physiques ces fameux
flux transnationaux qui font et défont des fortunes incommensurables en
ricanant haut et fort des Etats nations tentant de les contrarier. Comme une
crise de nerd, le film est un plug enfoncé dans le fameux corps sans
organe du capital. Et ce n’est pas du tout une métaphore au vu d’une scène qui
devrait sidérer le fan-club, tous sexes confondus, de Pattinson : se soumettant
chaque jour à un check-up, le milliardaire Packer s’offre à un toucher rectal
d’où il ressortira : 1) qu’il a une asymétrie de la prostate ;
2) qu’il prend un certain plaisir, gémissant à cet examen profond. Le tout
sans cesser de dialoguer avec une jeune assistante.
Packer trône dans sa limousine de banquier-pute-rockstar, traversant
Manhattan en diagonale, obsédé d’un but qui tient autant du caprice de riche
que du dérèglement le constituant : se faire couper les cheveux dans un salon
d’autrefois. Welcome aboard, le banquier s’amuse de sa croisière, se
joue de ses «fidèles» qui ne cessent de monter et descendre de son terrible
engin, comme autant de Kleenex bons à jeter après usage (apparition fulgurante
de Juliette Binoche en marchande d’art).
Par la fenêtre de la voiture blindée, comme des fresques urbaines : les
pauvres gens, la foule ou une émeute citant les Indignés ou les Pirates. Telle
la luciole, une petite lumière d’humour ne cesse d’éclairer cette apocalypse
d’actualité : la question substantielle de savoir où se cachent les limousines
pour dormir ? Ou le surgissement diabolique de Mathieu Amalric en blond
peroxydé venu entarter le mogul de la finance. Ethique de ce film qui remonte
les bretelles autant que le moral : le capitalisme n’avance qu’en se
détraquant, et rien ne l’arrêtera. En attendant, en espérant, le léger détail
d’une révolution de trop où définitivement il s’enverra en l’air.
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