lundi 28 mai 2012

C'est (vraiment ?) moi qui décide

Paru sur Rationalité limité, économie évolution, complexité  

Voici un petit compte-rendu de l’ouvrage de Dan Ariely, C’est (vraiment ?) moi qui décide, paru chez Flammarion et qui est la traduction en français de Predictably irrational. J’ai déjà eu l’occasion ici d’évoquer les travaux de Dan Ariely au travers de son débat avec Tim Harford (par exemple ici, et ). C’est l’occasion de revenir plus en détail sur les analyses que l’on trouve dans son livre.
Les travaux de Dan Ariely, économiste au MIT, s’inscrivent dans le cadre d’un champ en plein développement, la behavioral economics, ou économie comportementale. Ce courant d’analyse n’est pas totalement nouveau puisqu’il a déjà connu les honneurs du prix Nobel d’économie via les travaux de Daniel Kahneman en 2002. L’ouvrage d’Ariely vise à offrir à un public le plus large possible un aperçu des apports et des éclairages issus de l’économie comportementale. 

Le point de départ d’Ariely est le postulat de rationalité sur lequel est fondé toute l’analyse économique standard. Plus exactement, l’économie comportementale part du constat que cette hypothèse de rationalité, suivant laquelle tout individu a des préférences ordonnées et transitives et fait en permanence des arbitrages entre différents choix possibles pour maximiser sa satisfaction, cette hypothèse donc, est dans les faits constamment violée. En ce sens, l’individu a non seulement en lui une part d’irrationalité, mais en plus cette irrationalitée apparait de manière récurrente et prévisible. L’objectif premier de l’économie comportementale, tel que cela apparait au travers de l’ouvrage d’Ariely, est de mettre en avant ces exceptions systématiques à la rationalité, et d’en tirer des conclusions théoriques et des préconisations pratiques. Pour cela, l’économie comportementale procède essentiellement par expérimentation : soit des expériences contrôlées en laboratoire, soit des expériences “en situation”. A chaque fois, il s’agit de constituer un groupe témoin puis de faire varier un facteur dans l’expérimentation et de tester son impact sur un autre groupe.
Les 13 chapitres qui constituent le livre décrivent une succession d’expériences conduites par Ariely et plusieurs de ses collègues. Plusieurs thématiques sont abordées : l’impact de la gratuité sur notre comportement, la valeur que nous accordons aux choses que nous possédons, notre propension à remettre à demain ce qui pourrait être fait aujourd’hui ou encore nos divergences d’appréciation d’un même phénomène en fonction de nos attentes. En relatant les expériences qu’il a conduit, Ariely cherche à chaque fois à mettre en valeur nos écarts par rapport aux canons de la rationalité telle qu’ils sont définis par la théorie standard. Sans rien révéler du contenu de l’ouvrage, j’indiquerai deux phénomènes mis en avant par Ariely et qui m’ont semblé particulièrement importants. Le premier est lié à la notion “d’ancre” et remet en cause la relation offre/demande/prix. Ariely montre que l’évaluation par les individus de la valeur d’un objet est fortement dépendante de points de repères arbiraires, les ancres. Par exemple, si j’ai pris l’habitude de prendre mon café dans un Starbucks, le prix (très élevé) de ce café me laissera indifférent : ayant pris mes premiers cafés dans cette chaine, j’ai adopté une échelle de valeur spécifique qui considère comme “normal” le prix affiché. Autre exemple (pas dans l’ouvrage) : depuis la hausse de l’immobilier, j’ai pris l’habitude d’évaluer mon appartement à un certain niveau (élevé). Même si les prix de l’immobilier baissent, j’aurais tendance à vouloir le revendre suivant cette première évaluation. En généralisant, l’implication est la suivante : sur un marché, la relation offre/demande n’est pas tant fonction des préférences, mais de la mémoire des prix. Dit autrement, certains prix vont nous servir de points de repères pour nos actions dans le futur, même si ces prix sont devenus obsolètes, et nous pousser à adopter des comportements “irrationnels”. Autre point intéressant soulevé par Ariely : l’influence de nos croyances et de nos attentes sur notre évaluation des phénomènes. Ariely montre ainsi comment les cobayes tendent à préférer une bière mélangée avec (un peu) du vinaigre à une bière normale mais à totalement renverser leur évaluation si on leur révèle la composition du breuvage avant de l’avoir bu. Façon de montrer que les préférences des agents sont fonctions du contexte et des attentes qu’il engendre.
L’ouvrage d’Ariely est riche de bien d’autres expérimentations et éclairages. J’encourage d’autant plus les lecteurs intéressés à aller voir par eux-mêmes que la lecture est aisée et ne demande aucune connaissance particulière en économie ou en psychologie. A l’instar de Harford, Ariely a un don pour rendre accessible et divertissant des travaux scientifiques. Soulignons que cela est néanmoins plus aisé dans le cas d’Ariely que pour celui d’Harford puisque l’incongruité de certaines expériences est une aide précieuse au divertissement. On prend plaisir à lire le récit des nombreuses expérimentations et les conclusions surprenantes (certaines plus que d’autres) auxquelles elles permettent d’aboutir. Un certain côté rébarbatif peu néanmoins être perçu tant chaque chapitre ressemble aux autres. Sur le fond, je ferai deux remarques, la première ayant trait à certaines conclusions que tire Ariely de ses expériences et la seconde plus générale sur l’apport de l’économie comportementale.
Concernant le premier point, on peut trouver irritante la manière dont Ariely extrapole de ses expériences des conclusions personnelles. Comme il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique à proprement parler, cela n’est pas génant mais reste néanmoins énervant. Cela est par exemple flagrant dans le chapitre 4 où Ariely oppose les normes sociales aux normes marchandes et montre que les premières tendent à s’effacer dès lors que les secondes font leur apparition. Outre que son analyse pêche par un manque de définition rigoureuse de la notion de norme sociale, elle développe l’idée erronée que les deux formes de normes ne peuvent pas cohabiter. De quoi faire tourner de l’oeil les spécialistes de sociologie économique. Mais le plus embêtant est qu’ensuite Ariely introduit ses propres jugements de valeur dans l’analyse : les entreprises devraient remettre en avant les normes sociales pour fidéliser leurs salariés, ils faudraient motiver les fonctionnaires autrement que par des incitations monétaires. Pourquoi pas. Le problème est que cela est totalement déconnecté de ses analyses expérimentales et qu’elles ne peuvent nullement permettre une telle déduction. On peut ressentir le même malaise dans le chapitre 7 où il montre que les individus ont tendance à reporter au lendemain ce qu’ils pourraient faire aujourd’hui (comme faire une visite de contrôle chez le médecin). Après avoir rapporter ses expériences, l’auteur se lance dans des considèrations sur la possibilité d’imposer aux gens un certain calendrier médical ou une (auto) surveillance de leur compte bancaire. Là encore, pourquoi pas, sauf que c’est là extrapoler héroïquement à partir des conclusions auxquelles l’économie comportementale permet d’aboutir.
Cela m’amène à mon dernier point, qui est celui de la portée de l’économie comportementale et de sa relation avec la théorie du choix rationnel. Les travaux d’Ariely, comme ceux de Kahneman ou de Thaler, sont riches d’enseignements. Ils révèlent de nombreuses “anomalies” dans les comportements humains qui, pour certaines d’entre elles, ont incontestablement des incidences sur le fonctionnement de l’économie. Il est donc indispensable que soient pris en compte, tant sur le plan pratique que sur le plan théorique, ses apports. Du point de vue des préconisations pratiques, on peut voir émerger aujourd’hui l’idée de “paternalisme libéral” consistant à développer des procédures permettant un meilleur encadrement des choix des individus et devant faciliter le processus de décision. Le problème, cependant, est que cette idée ne dispose pas d’une assise théorique solide. C’est pour ma part le problème que j’ai toujours eu avec l’économie comportementale : comment incorporer ses enseignements dans un cadre théorique plus général ? L’économie comportementale peut être interprétée comme une “ultra microéconomie”. Mais toute analyse microéconomique ne devient intéressante que lorsque l’on peut l’utiliser pour produire une explication de phénomènes collectifs. De ce point de vue, je ne suis pas sur de voir la valeur ajoutée de l’économie comportementale par rapport à la théorie du choix rationnel. Par exemple, Ariely entend expliquer la faiblesse de l’épargne des ménages américains par l’irrationalité des individus. Mais il est très probablement possible d’expliquer ce même phénomène par une analyse plus standard en se concentrant sur les problèmes d’incitation et d’institution. Il est clair que l’économie comportementale ne peut prétendre, en l’état actuel, être un substitut à la théorie du choix rationnel. Mais pour être viable en tant que complément, il lui faut malgré tout s’insérer dans un cadre théorique plus général permettant d’expliquer les anomalies comportementales constatées. Faute de quoi, ce champ d’analyse restera une “économie de l’incongru” à la portée toute relative.
Pour résumer, l’ouvrage d’Ariely est très sympa à lire, très accessible, fait sourire et irrite aussi parfois. Il permet à n’importe qui de découvrir un champ d’analyse en pleine expansion mais qui a encore à évoluer pour devenir véritablement opérationnel sur le plan théorique.

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