Par Catherine Halpern
Synonyme de servitude pour l’Antiquité, le travail est devenu une valeur
des sociétés modernes. Et si la paresse nous mettait sur la voie d’une société
plus juste favorisant l’épanouissement de chacun ?
Article issu du numéro Mensuel N° 196 - août-septembre 2008 Nos péchés capitaux - 6€50 |
« Bouge pas comme ça, tu me fatigues », lance Alexandre à son
chien. « Toi aussi, faut que tu remues, que tu cavales, mais qu’est-ce
qu’ils ont tous ? On a le temps. Faut prendre son temps. Faut prendre le temps
de prendre son temps. » Un an avant 1968, Yves Robert dans le
film Alexandre le Bienheureux nous conviait à un hymne
à la paresse à travers le portrait d’un homme qui, à la mort de sa femme,
décide de tout plaquer et de se reposer enfin, au grand dam des autres.
Car la paresse dérange quand elle n’est pas odieuse. Si rares sont ceux
aujourd’hui à y voir un péché au sens fort, elle reste l’objet d’une sérieuse
désapprobation morale. « La paresse est mère de tous
les vices », répète-t-on à l’envi. Travailler c’est bien, fainéanter
c’est mal. La messe est dite.
Mais pourquoi, alors qu’il est si doux de lézarder, le travail est-il tant
valorisé ? C’est une longue histoire qu’éclaire Dominique Méda, dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition (Flammarion,
1995). Dans la Grèce et la Rome antiques, l’activité productive à laquelle
l’homme est astreint pour satisfaire ses besoins matériels et sa survie n’est
guère valorisée. Les esclaves pourvoient aux tâches serviles pour que les
hommes libres puissent se consacrer à ce qui est proprement humain : l’art, la
philosophie, la politique… Une conception que l’on retrouve dans l’opposition
que font les Romains entre otium et labor : l’otium est le
loisir dans lequel l’homme s’épanouit, le travail est une servitude.
On travaille trop !
Il faudra bien des siècles pour renverser cette échelle de valeurs et faire
du travail non plus seulement une nécessité mais une valeur. Un renversement
que le christianisme seul ne suffit pas à expliquer même s’il le prépare (encadré p. 33). En réalité, ce n’est qu’à la fin du
Moyen Âge que la valorisation du travail prend véritablement son essor. Peu à
peu, au fil des siècles, l’otium devient
synonyme de paresse et le travail une valeur centrale. L’économie politique au
xviiie siècle, Adam Smith au premier chef, perçoit le travail comme le
principal facteur de création de richesse et le centre de la vie sociale. Le
xixe siècle va plus loin encore en en faisant l’essence même de l’homme. Ainsi
pour Karl Marx, l’homme est devenu ce qu’il est par le travail : c’est le
travail qui modèle le monde et la nature et qui humanise l’homme en lui
permettant d’exprimer son individualité. Mais si Marx valorise l’essence du
travail, c’est aussi pour condamner le travail réel, le travail aliéné où
l’homme est asservi et exploité. Reste que le travail en lui-même n’est pas
condamné, loin de là. Il doit échapper à ce qu’en a fait le capitalisme pour
devenir ce qu’il doit être : un lieu d’épanouissement. Le travail est peu à peu
devenu le centre de la vie sociale et de la vie productive.
Quelques voix s’élèvent pourtant. Telle celle de Friedrich Nietzsche dans
un texte intitulé « Les apologistes du travail » qui interroge les vrais
ressorts de cette moralisation : « Dans la glorification du
“travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction” du travail, je
vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes
impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel.
Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce
nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure
des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le
développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance.
Car il
consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la
réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine,
il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions
faciles et régulières. » Paul Lafargue, le gendre de Marx, dénonce pour
sa part un productivisme insensé et malsain : « Une étrange folie possède les
classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie
traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux
siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la
passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales
de l’individu et de sa progéniture (1). » Contre ceux qui défendent le droit au travail,
il prône au contraire un droit à la paresse et considère qu’il ne faudrait pas
travailler plus de trois heures par jour. Quelques décennies plus tard,
Bertrand Russell dans son Éloge de l’oisiveté (2)
fait un constat similaire : « Le fait de croire que le
travail est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne ; (...)la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution
méthodique du travail. » La technique, les progrès de la
productivité peuvent nous permettre d’échapper à la servitude en réduisant
drastiquement le temps de travail.
Mais qu’il s’agisse de B. Russell ou de P. Lafargue, l’apologie de
l’oisiveté n’est pas celle de la pure inactivité. Il s’agit plutôt de défendre
les activités non productives et librement choisies. C’est ce qu’explique B.
Russell : « Quand je suggère qu’il faudrait réduire à
quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il
faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en
travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui
sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait
pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. » Ne
pas travailler, ce n’est pas nécessairement ne rien faire, c’est faire autre
chose.
La vie n’est pas que
production
La question de la place du travail dans la société est aujourd’hui plus
vive que jamais. Le développement des technologies a permis une augmentation
importante de la productivité et a soulagé les hommes de nombreuses tâches
ingrates ; pourtant le travail occupe encore une très large place dans nos
existences. Alors que c’est encore sur lui que repose largement la distribution
des richesses, il n’est pas également réparti. Une frange de la population s’en
trouve exclue et souffre tant des conditions matérielles à laquelle elle est
réduite que du regard porté sur elle. Pour l’économiste Jeremy Rifkin, dont le
livre La Fin du travail (La Découverte, 1996) suscita un
large débat, le travail est sur la pente d’un inexorable déclin. Du fait de
l’automatisation et de l’informatisation, une large part des emplois dans tous
les secteurs d’activité est amenée à disparaître et à rendre inutile une large
partie de la population active. Face à ce problème social, il préconise de
réduire le temps de travail, de repenser la distribution des richesses
autrement que sur la base de la production et de développer davantage ce qu’il
appelle le « tiers secteur », autrement dit l’économie sociale et la sphère
associative qui œuvrent au bien-être d’autrui. Une vision qui rejoint celle de
D. Méda : elle en appelle également à désenchanter le travail, c’est-à-dire à
relativiser sa place dans nos sociétés au profit des activités sociales et
politiques, qui développent l’autonomie et la coopération. La vie humaine ne se
résume pas à la production.
Travailler moins, est-ce paresser ? Non, soutient Guillaume Duval (3) qui,
chiffres à l’appui, fait état de l’excellente productivité des Français. Malgré
les 35 heures, le Bureau of Labor Statistics du ministère fédéral américain du
Travail établit ainsi qu’un Français produit davantage de richesses qu’un
Anglais, un Allemand ou un Japonais… Les 35 heures sont parvenues à réduire le
temps de travail des 25-54 ans, sur lesquels la pression productive est très
forte en France par rapport aux autres pays, et à accroître le temps global de
travail tout au long de la vie : la part des 15-25 ans qui occupent un emploi
est passée de 25 % en 1997 à 30 % en 2001 et celle des 55-64 ans de 28 % en
1998 à 35 % en 2002. Bien utile pour limiter le chômage des jeunes et
contribuer au financement des régimes sociaux des plus âgés.
Une question de
survie ?
Conclusion de G. Duval : « Si, du fait des mesures
adoptées récemment, les 25-54 ans se mettent à travailler de nouveau plus
longtemps, il ne faudra pas s’étonner que le chômage diminue peu malgré le
départ en retraite des baby-boomers, ni qu’il soit difficile de
faire reculer l’âge effectif de départ en retraite des salariés. Le “travailler
plus” fait en effet très rarement bon ménage avec le “travailler tous”. » N’en
déplaise donc, les Français avec les 35 heures ne sont pas devenus paresseux,
loin de là.
Mais la réduction du temps de travail est-elle suffisante ? N’est-ce pas
toute une échelle de valeurs et un mode de vie qu’il convient de construire ?
Ne pourrait-on pas concevoir une société où chacun serait libre de choisir de
travailler plus ou moins ? Le film Attention danger travail (4)
éclairait ainsi le choix de ceux qui ont pris le parti en dépit de tout de ne
pas travailler. Loin de l’image du chômeur déprimé, ils montrent qu’il est
possible de s’épanouir et d’avoir une vie sociale riche hors du travail. Les
tenants de la décroissance enjoignent pour leur part à consommer moins, à
travailler moins et à réformer en profondeur les modes de vie et notamment
notre consommation. Une question de survie expliquent-ils, pour réduire
l’impact écologique et le prélèvement des ressources naturelles, mais aussi une
volonté de promouvoir d’autres valeurs : l’altruisme, la coopération, le
loisir… Outre que cela favoriserait notre épanouissement, un peu de paresse
sauverait-il le monde ? Ce n’est peut-être pas si improbable. De quoi justifier
en tout cas pour l’auteure de ces lignes qu’elle s’autorise un peu de repos.
NOTES
(1) Paul Lafargue, Le Droit à la paresse,
1880,
rééd. L’Altiplano, 2007.
(2) Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, 1932, rééd. Allia, 2002.
(3) Guillaume Duval, « Les Français sont-ils
des paresseux ? », in Sommes-nous des paresseux ? Et 30 autres questions sur la France et les Français, Seuil, 2008.
(4) Pierre Carles, Christophe Coello et
Stéphane Goxe, Attention danger travail,
film documentaire, 2003.
rééd. L’Altiplano, 2007.
(2) Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, 1932, rééd. Allia, 2002.
(3) Guillaume Duval, « Les Français sont-ils
des paresseux ? », in Sommes-nous des paresseux ? Et 30 autres questions sur la France et les Français, Seuil, 2008.
(4) Pierre Carles, Christophe Coello et
Stéphane Goxe, Attention danger travail,
film documentaire, 2003.
POUR EN
SAVOIR PLUS
• Le Travail. Une valeur en voie de disparition
Dominique Méda, Flammarion, coll. « Champs », 1995.
• Misères du présent. Richesse du possible
André Gorz, Galilée, 1997.
• La Condition de l’homme moderne
Hannah Arendt, 1958, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2007.
• La Fin du travail
Jeremy Rifkin, La Découverte, 1996.
• Notre paresse. Vice et vertu
Camille Saint-Jacques, Autrement, 2005.
Dominique Méda, Flammarion, coll. « Champs », 1995.
• Misères du présent. Richesse du possible
André Gorz, Galilée, 1997.
• La Condition de l’homme moderne
Hannah Arendt, 1958, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2007.
• La Fin du travail
Jeremy Rifkin, La Découverte, 1996.
• Notre paresse. Vice et vertu
Camille Saint-Jacques, Autrement, 2005.
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