lundi 28 mai 2012

“Les classes populaires ont changé”

Par Serge Guérin, sociologue, professeur à l'ESG-MS, Christophe Guilluy, géographe, directeur du bureau d'études MAPS

LEMONDE | 28.05.2012 à 16h48 • Mis à jour le 28.05.2012 à 16h48

Serge Guérin
Les résultats de la présidentielle font ressortir une fracture géographique et sociale très marquée entre la "France des métropoles" et la France périphérique, celle des espaces périurbains, ruraux, des villes moyennes et petites.

“ les catégories populaires en situation de fragilisation sont en augmentation constante ”


Cette France située à l'écart des grandes métropoles mondialisées est celle des fragilités sociales. Si la pauvreté s'y incruste, elle se caractérise d'abord par une forme de "mal-santé sociale" où la précarité et surtout l'absence de perspective sont souvent la norme. Le succès de François Hollande, élu en grande partie grâce à l'antisarkozysme des catégories populaires, peut conduire rapidement les élites politiques de la gauche et des écologistes à oublier la leçon : les catégories populaires en situation de fragilisation sont en augmentation constante et se sentent toujours plus dépréciées socialement et culturellement.

Car c'est la "France d'après" qui vient de surgir de l'élection. Une France où les fractures géographiques, sociales et culturelles tendent à effacer peu à peu les représentations traditionnelles. Une France qui ne se structurera pas sur la sociologie ou le système politique d'hier. Ce qui est en jeu, c'est l'émergence de nouvelles classes populaires majoritaires fragilisées par la mondialisation sur les lignes de fracture d'une nouvelle géographie sociale. Le diagnostic est d'autant plus complexe que cette nouvelle question sociale se double aujourd'hui d'une question identitaire d'autant plus sensible qu'elle "travaille" prioritairement l'ensemble des classes populaires et singulièrement les jeunesses populaires, quelles que soient leurs origines.

Or, la situation de ces populations risque de s'aggraver encore dans les mois et les années qui viennent. Pire : la tendance est à l'élargissement du nombre de personnes concernées. Avec la hausse des prix de l'habitat et la baisse du pouvoir d'achat d'une part croissante de la population (travailleurs pauvres, salariés à temps partiel contraint, retraités précarisés...), le nombre de personnes qui viennent trouver refuge à l'écart des grands centres urbains se renforce toujours plus.

“ Dans cette France périphérique, qui cumule éloignement des services publics et de l'emploi avec hausse des coûts et des temps de transport, la présence de l'Etat doit être repensée en fonction de la fragilité sociale de ces habitants.”


L'étalement urbain va se poursuivre, mais aussi la relocalisation en dehors des métropoles les plus actives d'une majorité des classes populaires, actives et retraitées. Aujourd'hui, on peut estimer que 60 % de la population vit en dehors des métropoles centrales. Cela signifie que la France des fragilités sociales est d'abord celle des espaces périurbains, ruraux, industriels, des villes moyennes et petites.
Cette dynamique de dispersion, qui va souvent de pair avec une moindre densité et efficacité des services publics, de la couverture médicale, de la qualité de l'offre de loisirs et de culture, souligne de nouveaux enjeux. Dans cette France périphérique, qui cumule éloignement des services publics et de l'emploi avec hausse des coûts et des temps de transport, la présence de l'Etat doit être repensée en fonction de la fragilité sociale de ces habitants. Alors que la France vient de voter pour l'alternance sereine, oublier ces réalités, c'est prendre le risque d'un réveil très rude aux prochaines échéances électorales. C'est prendre le risque de laisser se renforcer une fracture géographique qui est aussi sociale et culturelle.

Christophe Guilluy
Pour éviter une situation de véritable apartheid géographique et social, il est de la responsabilité des pouvoirs publics d'agir. C'est au plan des territoires que peuvent se déployer les services publics et les solidarités à travers la prise en compte de la spécificité des besoins des populations. D'une part, il s'agit de freiner l'étalement urbain, coûteux à vivre au quotidien, destructeur de l'écosystème et nécessitant un recours prioritaire à la voiture, par une politique de densification de l'habitat. D'autre part, il est vital de renforcer la présence des services publics non par une multiplicité des guichets que l'Etat et les collectivités ne sont plus capables d'assumer mais par la concentration des services dans des lieux centraux et identifiés.

Si, dans les métropoles et les villes moyennes, les transports en commun doivent continuer d'être la priorité pour réduire l'utilisation et l'encombrement des voitures, et favoriser ainsi une écologie sociale protégeant la planète comme le pouvoir d'achat, dans les zones rurales et périurbaines, il importe de favoriser la diversité et la continuité de l'offre : transports en commun, voitures disponibles à partir des points de regroupement, organisation du covoiturage, mise à disposition de vélos et de voies réservées, minibus à la demande... Ces derniers étant par ailleurs d'accès prioritaire pour les personnes à mobilité réduite.

Mais redonner confiance aux populations vivant dans les zones rurales, périurbaines, les petites villes passe par l'innovation sociale de proximité. Cela implique que l'Etat et les collectivités territoriales soutiennent les initiatives des associations, des entreprises sociales et solidaires et des bailleurs sociaux qui dynamisent les territoires. L'innovation sociale, c'est aussi bien de favoriser l'accès à la compétence numérique des populations que d'organiser du soutien scolaire ou encore la diffusion et la pratique culturelle. Mais c'est aussi de faciliter l'habitat partagé, d'accompagner l'autoconstruction de logements, de soutenir l'organisation du recyclage ou l'échange non monétaire de biens et de services.

“ Il ne s'agit pas de fustiger le racisme et de communiquer sur de bons sentiments pour inverser la tendance.”

Cette économie de la proximité favorisant les emplois dans les bassins de vie et réduisant les durées de déplacement peut, certes, entraîner des hausses de charges. Mais elles seront en grande partie compensées par des réductions de coûts, en particulier de transport, et par l'amélioration de la qualité et de la durabilité des produits.

La perte de confiance dans les institutions, dans le progrès social et dans l'avenir de la France périphérique ne pourra être jugulée par quelques formules creuses, moralisatrices et incantatoires. Il ne s'agit pas de fustiger le racisme et de communiquer sur de bons sentiments pour inverser la tendance. Mais il faut agir sur les territoires et donner sa chance à l'innovation sociale. Maintenant.

Serge Guérin, sociologue, professeur à l'ESG-MS, Christophe Guilluy, géographe, directeur du bureau d'études MAPS

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